trois mois des élections européennes, les trois partis au pouvoir en Allemagne (sociaux-démocrates, verts et libéraux) connaissent une baisse de leur courbe de popularité. Rien d'étonnant, étant donné que l'économie du pays est en récession, que son industrie peine à retrouver sa compétitivité et que les classes populaires vivent l'inflation et d'autres difficultés matérielles. L'opposition incarnée par l'Union chrétienne-démocrate (CDU) se porte mieux et semble en mesure de retrouver les scores des années d'Angela Merkel, autour de 30 %.
Néanmoins, un changement notable s'opère dans la vie politique allemande. Il émane de deux partis, qui ne partagent pas l'engagement pro-européen, internationaliste et pro-immigration de la gauche et du centre droit classiques. Ces deux partis pourraient envoyer plusieurs dizaines de députés eurosceptiques, nationalistes et même pro-Russes au Parlement de l'Union en juin sur les 96 sièges dont dispose le pays.
Le premier est le parti d'extrême droite, Alternative für Deutschland (AfD, ou Alternative pour l'Allemagne). Fondé en 2013, d'abord comme un parti anti-euro, devenu ensuite anti-immigration, l'AfD fait d'ores et déjà partie du paysage politique. Il est représenté au Bundestag depuis 2017, et ne cesse de gagner des partisans. Selon les sondages, il est crédité d'un score proche de 20 % depuis l'été 2023, ce qui ferait de lui le deuxième parti du pays si les élections se tenaient aujourd'hui, début mars 2024.
L'autre parti nationaliste et conservateur vient de la gauche de la gauche. Il a été fondé le 8 janvier 2024 par la députée qui lui a donné son nom : l'Alliance Sahra Wagenknecht pour la raison et la justice (BSW). Issu d'une scission au sein du petit parti Die Linke, il est crédité de 5 à 14 %, selon les différents sondages.
Patrick Moreau, historien et politologue au CNRS et spécialiste des droites et des gauches extrêmes allemandes, a publié en janvier 2024 une note pour la Fondation pour l'innovation politique (Fondapol) intitulée « L'émergence d'une gauche conservatrice en Allemagne : l'Alliance Sahra Wagenknecht pour la raison et la justice (BSW) ». Il nous livre son analyse.
À droite, l'AfD progresse de façon spectaculaire. À gauche, un nouveau parti à la fois nationaliste et conservateur semble en mesure de s'installer dans le paysage politique allemand. Faut-il chercher un lien entre ces deux partis ?
Oui. D'abord, il faut rappeler qu'on assiste à un fractionnement du système politique. Cela vaut pour quasiment tous les pays européens. Les grands partis classiques, qu'ils soient sociaux-démocrates, socialistes, conservateurs ou post-gaullistes, sont entrés dans une phase de déclin. Leur incapacité à rénover leurs programmes ou à redevenir ce qu'ils devraient être (je pense notamment à la nature de gauche des partis sociaux-démocrates) crée un vide politique. Ce vide est désormais comblé par de nouvelles formations. En France, c'est le parti fondé par le président de la République qui a atomisé le système politique français. En Allemagne, l'usure des conservateurs sous Angela Merkel a conduit une grande partie de leur électorat à chercher un nouveau parti les représentant, d'où l'essor de l'AfD.
Concernant le parti de Sahra Wagenknecht, il ne s'agit pas d'un transfert direct de la social-démocratie, mais la députée a compris qu'il existe une masse d'abstentionnistes qui ne se sentaient plus représentés par les partis de gauche. Elle a aussi compris que le parti Die Linke, dont elle est issue, se trompait en optant pour une politique de type identitaire, en faveur des minorités, et pour un soutien à la venue de migrants et au wokisme. Selon elle, cette politique-là passait complètement à côté des attentes de la grande masse de la classe ouvrière. La preuve en est qu'une majorité des ouvriers vote pour les partis nationaux estimés populistes, quel que soit le pays en Europe. Ils ont quitté la social-démocratie il y a longtemps comme ils ont quitté aussi le communisme.
Veut-elle concurrencer l'AfD, qui attire une majorité de l'électorat ouvrier ?
Sahra Wagenknecht pense en tout cas qu'il est possible de mobiliser à nouveau cette gauche-là, qui est « autoritaire » et socialement conservatrice, ainsi que d'autres groupes sociaux en déshérence. Excellente économiste, elle renvoie notamment aux études de Thomas Piketty qui montrent la crainte des classes moyennes devant une évolution économique et sociale qui les marginalise. À cela, elle ajoute l'ambition d'atteindre le quart-monde. Cet ensemble de personnes qui est économiquement déprimé et à très faible niveau culturel ne vote pas, mais représente potentiellement 10 % de l'électorat, une part non négligeable.
Au total, selon une logique classique et anticapitaliste, elle veut offrir à ces groupes un nouveau modèle redistributif, socialiste et post-marxiste. Son projet n'est pas nouveau en soi. On trouve les mêmes composantes dans le Parti de la liberté d'Autriche (FPÖ). Ce grand parti national-populiste présente le même récit.
En quoi l'AfD et le BSW sont-ils différents ?
L'AfD est, selon moi, un parti national-populiste et raciste. Pour le décrire, on peut aussi utiliser le terme « nativiste ». Le BSW ne l'est pas, même si cette formation a une ligne nationaliste. Et si les deux partis veulent geler l'immigration, le BSW le fait surtout pour des raisons économiques.
Une autre grande différence, peu comprise par bien des observateurs, réside aussi tout simplement dans le fait que l'AfD est un parti libéral sur le plan économique alors que l'Alliance Sahra Wagenknecht est un parti socialiste classique. C'est pourquoi elle éprouve plus de difficultés à se développer à l'Ouest qu'à l'Est, où la différence entre les identités (entre les anciennes Républiques fédérale et démocratique) est plus forte que les différences sur l'économie.
Elle pourrait à l'évidence récupérer les électeurs de Die Linke et tous ceux qui se sentent mal représentés depuis la réunification en 1990. Sa ligne anti-immigration pourrait aussi l'aider à attirer des électeurs de l'AfD. Ce dernier est déjà très implanté à l'Est et perce beaucoup mieux que le BSW à l'Ouest. Sahra Wagenknecht tente d'attirer une frange des classes moyennes à l'Ouest qui ne s'identifient pas à la société moderne et le wokisme.
Ces dernières semaines, l'AfD a fait face à une vague de manifestations contre l'extrême droite et contre son projet de « remigration ». Le parti a perdu quelques points dans les sondages, le faisant passer légèrement au-dessous de 20 % d'intentions de vote. Le mouvement de protestation est-il efficace ?
Sur le long terme, je suis très sceptique. D'abord parce que ces manifestations sont déjà en déclin en nombre. Ensuite parce qu'il faut toujours être prudent à l'égard des sondages. On sait par exemple qu'une partie des personnes interrogées dissimulent leur vote AfD quand elles ont peur de l'opprobre.
Il faut aussi rappeler que le projet de l'AfD de « remigration » (c'est-à-dire le renvoi des étrangers dans leurs pays d'origine) qui a été présenté dans la presse comme une révélation est tout sauf nouveau. Il est ancré chez les partis nationaux-populistes et les Identitaires depuis longtemps, en Allemagne comme ailleurs. Le point critique pour l'AfD est qu'il veut aussi renvoyer des immigrés qui possèdent un passeport allemand, ce qui prouve non seulement son racisme, mais pose aussi un problème de fond. Une telle mesure est contraire à la Constitution allemande et pourrait ouvrir la voie à l'interdiction du parti.
Je pense que les manifestations anti-AfD ont surtout pour effet de le consolider : ceux qui étaient décidés à voter pour lui le sont encore plus aujourd'hui. À l'avenir, le parti sera davantage refermé sur lui-même et pourrait gagner encore des électeurs. En tout cas, aux élections européennes, il devrait faire un score supérieur aux 11 % qu'il avait obtenus en 2019.
Dans votre note pour la Fondapol, vous écrivez : « La culture de l'accueil (Willkommenskultur) de la période Merkel est morte, et les Allemands veulent arrêter l'immigration. » On pensait pourtant que l'Allemagne avait besoin d'une immigration de travail.
L'immigration préoccupe de plus en plus les Allemands, comme c'est le cas partout en Europe. Dans beaucoup de communes allemandes, on panique face aux coûts engendrés par l'accueil des migrants. Cette question est le premier cheval de bataille de l'AfD, mais il existe aussi à gauche un fort courant antimigratoire. Contrairement à l'AfD, Sahra Wagenknecht affirme ne pas vouloir arrêter complètement l'immigration. Elle est pour le droit d'asile et elle sait que l'industrie qu'elle veut revitaliser aura besoin de personnel. Mais elle s'oppose à une immigration massive, venant d'Ukraine, par exemple. En phase avec un sentiment croissant dans son pays, elle considère que l'accélération de l'immigration en Allemagne rend l'intégration de ces migrants impossible. Les ghettos sont, selon elle, potentiellement créateurs de guerre civile, un danger exploité par l'extrême droite.
Cependant, le BSW situe aussi sa réflexion sur le plan économique. Elle se réfère à Bernie Sanders, idole de la gauche intellectuelle américaine, qui porte un regard critique sur l'immigration de masse. Pour Sanders, l'immigration incontrôlée est une technique du grand capitalisme pour détruire la solidarité de la classe ouvrière, pour réduire les salaires et le rôle des syndicats. Il y voit une guerre ouverte contre l'identité ouvrière du XIXe et du XXe siècle.
Plus largement, Sahra Wagenknecht a compris que l'ampleur de l'immigration allait aboutir à une crise profonde dans les sociétés européennes. Certains partis sociaux-démocrates le savent désormais, notamment en Scandinavie. Mais en Allemagne, les sociaux-démocrates, qui veulent eux aussi restreindre l'immigration, sont prisonniers des écologistes, avec lesquels ils sont en coalition. D'ailleurs, plus la question migratoire monte, plus la question de l'environnement fond. Ce phénomène explique pourquoi les verts sont en déclin accéléré en Allemagne, en Autriche, en Suède et ailleurs.
Le nationalisme de l'AfD est connu, tout comme son désir de sortir de l'euro. Mais comment la gauche conservatrice de Wagenknecht est-elle nationaliste ?
En tant que socialiste, Sahra Wagenknecht reste internationaliste sur certains thèmes, mais sa vision de l'Allemagne est nationaliste. Elle veut revenir aux racines allemandes, sauver et rénover la langue allemande et, bien entendu, réindustrialiser le pays, dans le but de refaire de l'Allemagne un État fort. Tout cela la rapproche de l'AfD.
Cette vision est de nouveau très porteuse en Allemagne. Après le IIIe Reich, tout nationalisme avait été banni des discours. Mais depuis les années 1990, on observe que les Allemands sont en manque de cela. Sahra Wagenknecht a compris que les gens ont peur de la décadence, de voir disparaître leur langue et leurs mœurs quotidiennes. J'observe ce phénomène moi-même à Berlin, où j'habite. Le BSW traduit la redécouverte de cette fibre nationale notamment dans son programme économique. Le pays doit être une puissance qui jouerait son rôle plein dans une Europe débarrassée du capitalisme et de la tutelle américaine. Son discours est presque gaullien. Elle plaide pour une Europe des patries, délestée de tout ce qui est par nature destructeur du national.
Comme l'AfD, le BSW a une solide réputation d'être prorusse…
Le BSW est clairement prorusse. Selon Sahra Wagenknecht, la Russie pourrait rendre à l'Europe son indépendance et à la question nationale, toute sa valeur. Elle croit en effet à la construction d'un pôle qui jouerait la totalité de son rôle contre les autres puissances. Entre la Chine d'un côté et de l'autre les États-Unis, il devrait y avoir l'Europe, selon elle. À ce titre, elle parle aussi de racines européennes, mais on ne sait pas encore de quelles racines il s'agit, Wagenknecht n'étant pas chrétienne. Elle parle parfois d'une « tradition occidentale », ce qui rappelle l'idée centrale de la révolution conservatrice allemande.
Elle s'oppose aussi à l'aide militaire occidentale à l'Ukraine, pourtant une nation européenne en train d'être détruite. Elle a adopté le discours de Vladimir Poutine, qui considère que l'Ukraine est fondamentalement une partie de la Russie. En retour, Moscou perçoit Sahra Wagenknecht, ainsi que l'AfD, qui prône la même ligne. Sur la chaîne russe RT, on trouve ainsi une propagande pro-BSW.
En cas de succès, l'AfD et BSW pourraient jouer un rôle considérable dans leurs groupes respectifs au sein du Parlement européen. Mais ils ne semblent pas avoir beaucoup d'alliés européens.
Oui, l'AfD fait partie du groupe Identité et démocratie. Plusieurs partis membres, dont le Rassemblement national, ont dit leur désaccord à l'égard du projet de « remigration » de l'AfD et ont demandé des explications. À vrai dire, il est difficile de prévoir la configuration de ce groupe, d'autant plus qu'il existe un projet d'en fonder un autre pour toutes les droites nationalistes, dont certaines appartiennent au Groupe des conservateurs et réformistes. L'idée étant qu'elles se réunissent sous l'égide du Fidesz de Viktor Orbán dont les eurodéputés sont actuellement non-inscrits.
Quant au BSW, il défend une ligne conservatrice de gauche qui tranche avec celle des autres partis du Groupe de la gauche, dont fait partie La France insoumise, mais aussi Die Linke, d'où il est issu. Sur l'immigration en particulier, on voit mal comment ils pourraient travailler ensemble. Sahra Wagenknecht a dit étudier les possibilités de créer un nouveau groupe de gauche, mais sans préciser avec quels partis. La question reste donc ouverte. https://www.lavie.fr/actualite/geopolit … -93233.php jean luc
Commentaires: dans quelques mois (juin) on vote pour les européennes , aussi je pense nécessaire que les expatriers comprennent les différences entre ses deux partis . pour moi aucun des deux me convient ,choisir entre Hitler et Staline , c'est pas mon truc . le problème des grand partis conventionnelle c'est le glissement de la CDU vers le centre droit , du SPD vers le centre gauche , provoquant des espaces libres á l'extrême droite et extrême gauche . Quand aux vert leur recul est dû , a leur politique de l'environnement á marche forcer sans s'occuper de savoir si la population pourras payer la facture énergétique du á leur aveuglement .