Il y a quelques années, à vrai dire, sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy, j'ai eu l'impression que la France s'enlisait, avec la création du ministère de l’identité nationale, et le pseudo débat du même nom. J'ai donc eu envie de quitter ce pays parce que je constatais beaucoup de xénophobie et me sentais personnellement visé. Je n'étais plus à l'aise dans cette France que pourtant j'aime et qui m'avait adopté. Je trouve insupportable le slogan remis à l’ordre du jour par l’ancien président : « Nos ancêtres les gaulois… ». J'ai voulu m'exiler à Bruxelles. J'aurais choisi cette ville qui, francophone, est plus adaptée à mes compétences. Mais, finalement, j'y ai ressenti un autre nationalisme, non moins pénible. Le nationalisme néerlando-wallon, bien que très assumé par les deux camps par leur souci identitaire, décline en une impasse provinciale.
Néanmoins, je vis à Bruxelles pour le moment, mais en ancrant ma réflexion davantage dans le réel. Il me fallait aborder plus frontalement mes angoisses et celles des autres.
Pour avoir vécu dans plusieurs pays, je dirai que nulle part on n’est plus étranger qu’en France, nulle part on n’est mieux étranger qu’en France. Je rends donc hommage à la culture française qui m’a adopté, et qui n’est jamais plus française que quand elle se met en question, jusqu’à rire d’elle-même – et quelle vitalité dans ce rire ! – et à se lier aux autres.
Je ne vais pas me plaindre s’il i m’arrivait de nouveau d’aller ailleurs. Croyez-moi, si demain je devais quitter tout ce que j'adore et aller à Jakarta trouver un job, d'abord j'apprendrais l'indonésien, ce qui me ferait un bien énorme. Jamais je ne hurlerais : Dieu, comment as-tu pu me faire cette vacherie-là ? Le malheur aussi est passionnant.
Nous sommes les invités des hommes et de la vie, parfois les hôtes sont très moches, parfois ils sont plus généreux. J'habite en Belgique depuis deux ans, mais je ne suis pas l'un des leurs. Les gens comme moi ne seront jamais totalement acceptés, ou ils le sont tant qu’ils sont productifs, c’est-à-dire quand ils ont un job rémunéré, mais si on protège notre droit de ne pas être acceptés, alors je suis très reconnaissant.
En venant à Bruxelles, la question est de savoir ce que j’ai pu emporter. Je sais que j’ai emporté de moins en moins lourd. J’ai emporté du plus léger, du plus subtil. Vivre, c’est être parti et être tellement allégé qu’on en devient tout nu. Plus on acquiert la maturité, plus on se dénude. C’est beaucoup plus facile pour voyager. On n’a pas besoin de valise. Ma vie à Bruxelles me livre à l'inconnu, à l'imprévu, à l'infinité des possibles, voire même à l'impossible. J’ai certes perdu mes repères, la maîtrise, l'illusion de savoir mais j’essaie de creuser en moi une disposition hospitalière qui permet à l'exceptionnel de surgir.
Du coup, la liberté prend un sens aérien, prend un sens assez gai, assez joyeux. Au fond, le maître mot serait la joie. Moins le plaisir que la joie. La joie de penser, la joie de vivre, la joie d’avoir un corps, la joie de rencontrer les autres. La joie. Au fond, ma philosophie, c’est ça : la découverte de la splendeur de la joie.