En Europe, la question migratoire n'a pas fini d'alimenter les débats. Alors que la France tente de panser les plaies d'une semaine d'émeutes (fin juin-début juillet), les dérapages sur l'immigration ont enflammé les débats, quand bien même les auteurs de violence étaient Français. C'est à la même période que la Commission européenne publie son Eurobaromètre. Quelle perception les Européens ont-ils de l'immigration ? Analyse.
L'immigration au cœur des débats dans l'UE
Le 10 juillet dernier, la Commission européenne publie son Eurobaromètre, enquête servant à connaître la position des Européens sur les grands dossiers de l'UE. L'édition de juin 2023 montre des Européens au fait des urgences socio-économiques. Ils soutiennent massivement la transition vers une économie plus verte. Soutien tout aussi massif concernant le soutien à l'Ukraine et le renforcement de la défense européenne.
Si l'inflation et le coût de la vie restent les premières sources de préoccupation des sondés, ils sont néanmoins en recul (32 % en janvier/février 2023 contre 27 % en mai/juin 2023). Bien qu'en léger recul, la situation internationale avec notamment la guerre en Ukraine reste le 2e sujet de préoccupation des Européens sondés (28 % en janvier/février 2023 contre 28% en mai/juin 2023). En revanche, l'intérêt grandit concernant la question migratoire et le changement climatique. En janvier/février, 17 % des sondés classaient l'immigration 3e question la plus importante pour l'UE. Ils sont 24 % en mai/juin (20 % et 22 % pour la question environnementale). Mais lorsqu'on les interroge sur la question qui les préoccupe le plus concernant leur pays, ils placent le changement climatique devant l'immigration.
C'est néanmoins la question migratoire qui cristallise les débats. En effet, les 3/4 des sondés seraient favorables à un renforcement des frontières extérieures de l'UE. 2/3 des sondés se disent favorables à une politique européenne d'asile, qui s'appliquerait donc uniformément à tous les pays.
Quelle perception de l'immigration dans l'UE ?
Assiste-t-on à une « droitisation » de la perception de l'immigration dans l'UE, comme l'affirment certains commentateurs ? Italie, Grèce, Espagne, France, Suède, Finlande… Les partis d'extrême droite gagnent du terrain dans l'UE. La Hongrie et la Pologne sont déjà aux mains des ultra-conservateurs depuis plusieurs années. C'est surtout la porosité entre une droite qui se cherche et une extrême droite jouant sur les peurs qui entretiennent le flou. Dans un contexte de crise mondiale, tout propos, chiffre ou image peut mettre le feu aux poudres. Mardi 11 juillet, Riikka Purra, cheffe du parti d'extrême droite et numéro deux du gouvernement, a présenté ses excuses pour des propos racistes publiés en ligne il y a 15 ans. Un peu plus tôt, c'était son collègue ministre de l'économie Vilhelm Junnila qui était poussé vers la sortie pour des propos pro nazis. Panique dans « le pays le plus heureux du monde » ? Le président finlandais Sauli Niinistö a rappelé son gouvernement à « prendre une position claire de tolérance zéro contre le racisme. »
Que faire lorsque la polémique autour de l'immigration provient du sommet de l'État ? Manifeste-t-elle réellement les sentiments des Européens ? On pourrait émettre que les représentants de l'État élus parlent au nom du peuple. Assiste-t-on donc à une « droitisation » de la question migratoire ? Prudence, rappellent les opposants pour qui contexte et instrumentalisation des chiffres jouent souvent en défaveur des immigrés. Ceci est d'autant plus vrai que nombre d'Européens ne semblent considérer que l'immigration de personnes qu'ils estiment non européennes, alors que les flux migratoires révèlent une majorité d'immigrants européens, profitant du libre-échange pour circuler librement au sein de l'UE (voir plus bas avec l'exemple des Pays-Bas).
Débat sur l'immigration : l'exemple des Pays-Bas
Tempête aux Pays-Bas. La stupéfaction demeure depuis que Mark Rutte, le Premier ministre à la longévité exceptionnelle (il est à la tête du pays depuis 2010), a brusquement décidé de jeter l'éponge. La cause : un différend sur la question migratoire qui a fait tomber son gouvernement.
Tout est allé très vite. Les 4 partis de la coalition dirigée par Mark Rutte parlementent sur une réforme du système d'asile et l'accueil des réfugiés. Le libéral Mark Rutte a toujours défendu une limitation très stricte du droit d'asile. Mercredi 5 juillet, il propose de limiter le regroupement familial des réfugiés. Dans le détail : restreindre drastiquement le regroupement familial aux personnes ayant fui la guerre, car, d'après Rutte, ces personnes retourneraient chez elle un jour. La proposition provoque l'ire de ses partenaires du centre-gauche et du centre, qui dénoncent une proposition « inacceptable ». S'en suivent 3 jours d'âpres négociations durant lesquels chacun campe sur ses positions. Le 8 juillet, le gouvernement tombe. Une déception pour le Premier ministre, qui évoque des divergences « insurmontables ». De nouvelles élections devront être organisées, certainement à l'automne. Mais il faudra compter sans Mark Rutte. Dimanche 9 juillet, le Premier ministre, le 2e plus ancien dirigeant d'Europe annonce qu'il quittera la politique après les élections.
Immigration aux Pays-Bas : la bataille des chiffres
Si tout semble s'être précipité ces derniers jours, cette fracture révèle en réalité des visions de l'immigration radicalement différentes. Pour Rutte et les conservateurs, il faut une politique rigoriste pour limiter encore plus le nombre de demandeurs d'asile dans le pays. Hors de question, s'insurgent les partis de coalition D66 et Union chrétienne centriste. Seul le parti Appel chrétien-démocrate, plus conservateur, soutenait le gouvernement. Et les différents camps se lancent dans une bataille de chiffres qui enflamment de nouveau le débat.
Qu'en est-il réellement ? D'après l'agence nationale de statistiques CBS, 403 000 personnes sont arrivées aux Pays-Bas en 2022. 174 000 en sont partis, dont une grande majorité (80%) de personnes ayant des racines à l'étranger. Ce qui porte à 229 000 le nombre net d'arrivées en 2022. Ce chiffre comprend 11 % de Néerlandais rentrés au pays, 27 % d'immigrants ukrainiens, 32 % d'immigrants européens et de l'Association européenne de libre-échange (AELE), 30 % d'immigrants hors UE et AELE ; parmi eux, 26 000 talents étrangers venus travailler dans le cadre de programmes dédiés pour attirer les talents étrangers. Ces immigrants sont venus avec leur famille (39 000 personnes en tout), principalement des conjoints et des enfants.
Concernant les demandes d'asile, l'agence CBS compte 27 600 demandes et 11 000 personnes venues retrouver un proche ayant le statut de réfugié aux Pays-Bas. Le chiffre est en légère hausse par rapport à 2021. En avril, le gouvernement prédisait un scénario « catastrophe », avec 70 000 réfugiés en 2023. Le CBS tempère. Entre janvier et mai, les demandes d'asile sont en léger recul par rapport à l'an dernier : 18 300, soit 1300 de moins qu'en 2022 à la même période. Le CBS table plutôt sur un nombre total de nouveaux réfugiés inférieur à 45 000.
Immigration : de qui parle-t-on ?
Pour les conservateurs, l'immigration bondit, et est trop importante pour la taille du pays. Les opposants rétorquent au contraire qu'il est indispensable d'apprécier ces chiffres au regard du contexte international. Tout d'abord, les années de pandémie ont stoppé les voyages. La hausse du nombre d'immigrants est en fait un rattrapage des années où ils ne pouvaient pas voyager. Même approche pour les demandeurs d'asile. De plus, la guerre en Ukraine a elle aussi fait augmenter le nombre d'immigrants, les Ukrainiens fuyant le pays pour se réfugier notamment aux Pays-Bas.
Contrairement à certains discours conservateurs, les Européens constituent le 1er groupe d'immigrés aux Pays-Bas. Une constante qui s'observe depuis 2007 (excepté en 2016 avec l'accueil de nombreux réfugiés syriens et irakiens). C'est bien le libre-échange européen qui permet la circulation des Européens dans toute l'UE, et donc aux Pays-Bas. Les groupes de défense des réfugiés rappellent que la politique néerlandaise restreint déjà le regroupement familial au partenaire et aux enfants de moins de 25 ans. Impossible donc d'assister à des « hordes sans fin » de regroupements familiaux comme l'entendent les conservateurs.
Pourquoi ce débat ? Aux Pays-Bas comme ailleurs, à chaque crise ses boucs émissaires. Le pays, pris dans une crise immobilière, manque de logements. Pour l'opposition, le gouvernement a failli dans sa politique d'accueil et de logement alors même qu'il recherche toujours des talents internationaux. Une politique « deux poids deux mesures » qui renforce les inégalités. Inégalités renforcées par les appellations. Alors que le terme « expatriés » désigne les travailleurs plutôt qualifiés, celui de « travailleurs migrants » désigne plutôt les personnes d'Europe centrale et orientale qui occupent des emplois peu qualifiés. Une main-d'œuvre bon marché souvent exploitée par des employeurs et organismes de recrutement peu scrupuleux. Au total, près de 900 000 ressortissants européens résident aux Pays-Bas.
Conclusion
Et pourtant, l'Union européenne regagne des habitants grâce à l'immigration, et rattrape les années de baisse dues à la crise sanitaire. Pour les pays européens vieillissants, l'immigration est capitale. Les États mêmes les plus à droite recrutent dans le même temps des travailleurs étrangers. La distinction est cependant nette, entre les travailleurs non qualifiés et les autres, entre les non-Européens et les Européens. Les débats autour de l'immigration se nourrissent des peurs et des amalgames.
Il serait cependant inexact de percevoir l'immigration que sous cet angle. D'autres penseurs rappellent que si la question migratoire reste si sensible, c'est peut-être parce que nombre de discours ne la présentent que sous l'angle du problème. Difficile alors d'en voir les aspects positifs, même s'ils sont réels, et nombreux (à commencer par les effets sur l'économie et la démographie). Le grand angle des médias et des réseaux sociaux masque parfois une autre réalité sur le terrain, avec des populations conscientes que l'immigration reste indispensable pour la bonne marche des pays.