Fuite de cerveaux : la Russie recrute dans le secteur informatique

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Écrit par Asaël Häzaq le 22 mars, 2023
Mercredi 15 mars, le ministère de l'Intérieur de la Russie annonce une vaste campagne de recrutement d'informaticiens étrangers et autres spécialistes des technologies. Pour eux, elle promet des procédures d'immigration facilitées, un séjour sans période de fin déterminée, et la possibilité d'emmener toute sa famille. Derrière ce semblant d'ouverture, une réalité qui rattrape la Russie depuis sa déclaration de guerre contre l'Ukraine. Analyse.

Immigration facilitée pour les talents étrangers de la Tech

« La procédure d'emploi et d'obtention d'un permis de séjour en Fédération de Russie a été simplifiée pour les citoyens étrangers spécialistes dans le domaine des technologies de l'information. » Mercredi 15 mars, Irina Volk, représentante officielle du ministère russe de l'Intérieur, dévoile une série de mesures censées attirer les professionnels étrangers experts en nouvelles technologies.

« Simplification ». C'est le nouveau mot d'ordre de cette campagne de recrutement, qui prévoit plusieurs avantages pour les talents étrangers : toutes les démarches concernant l'entrée sur le territoire et l'obtention du titre de séjour seront simplifiées et accélérées. Les membres de la famille (conjoint, enfants, conjoints d'enfants, conjoints de parents, grands-parents, petits-enfants) pourront accompagner le travailleur étranger en Russie. Eux aussi bénéficieront d'une procédure simplifiée, avec un permis de résidence d'une durée indéterminée.

Mais attention : on ne postule pas pour n'importe quelle entreprise. Ce sont les autorités russes qui accréditent les entreprises des technologies de l'information pour lesquelles les étrangers pourront travailler. Pour postuler, le candidat étranger doit posséder un contrat de travail ou contrat civil conclu avec une entreprise informatique agréée par les autorités russes. Il devra aussi fournir des preuves de ses qualifications en technologies de l'information (diplômes, certificats, etc.). De même, il devra présenter les documents confirmant sa filiation avec les membres de la famille qui feront le voyage avec lui, et contacter les services de l'immigration du lieu de résidence permanente choisi. La Fédération de Russie examine la demande de permis de séjour sous 3 mois.

Quand l'exode affecte le marché du travail et l'économie russe

Pourquoi la Russie se lance-t-elle dans une telle campagne de recrutement international ? Fin décembre 2022, Maksout Chadaïev, ministre du Développement numérique, déclare que la Russie a perdu « jusqu'à 10% » de ses experts en technologie de l'information, soit « quelque 100 000 spécialistes des technologies de l'information ». À l'époque, le ministre se veut rassurant, et affirme que 80 % des professionnels ayant quitté le pays travailleraient toujours avec la Russie grâce au télétravail. Deux mois plus tôt, la Fédération de Russie estimait à 300 le nombre d'entreprises russes de la Tech relocalisées au Kazakhstan. Mais pas question, pour les autorités russes, de parler d'exode ou de fuite des cerveaux. Le Kremlin ne s'explique pas sur ces départs. Ceux qui sont partis, en revanche, disent avoir quitté le pays à cause de l'invasion russe en Ukraine.

Les chiffres sont-ils les bons ? Déjà, en mai 2022, l'Association russe des communications électroniques estimait que 50 000 à 70 000 spécialistes des nouvelles technologies avaient quitté le pays. Elle prévoyait 100 000 départs le mois suivant. Des chiffres transmis à l'époque au Parlement russe. D'autres sources faisaient état de près de 300 000 Russes partis entre fin février et mai 2022, dont au moins la moitié d'experts des TI (technologies de l'informatique).

Au-delà de la bataille des chiffres, les départs massifs des spécialistes des TI et la campagne de recrutement lancé par la Russie sont révélateurs de l'ampleur du problème. Les experts des TI n'ont aucun mal à retravailler ailleurs ; leurs talents sont recherchés partout, et les besoins de main-d'œuvre sont criants dans le monde. Inquiets, ces experts déplorent un marché économique russe isolé du reste du monde et autoritaire, dans lequel il n'est plus possible d'évoluer professionnellement et socialement.

Travailler en Russie, à quel prix ?

Incitations et sanctions. Voici donc comment la Fédération russe entend recruter au-delà de ses frontières, tout en maintenant la pression sur ses forces vives. Avec quels effets ?

Forcer les experts russes à rentrer au pays ?

En décembre 2022, Maksout Chadaïev joue la carte de l'apaisement. Il préconise de ne pas sanctionner les télétravailleurs des TI, pour ne pas aggraver et la fuite des cerveaux, et les démissions au profit des entreprises étrangères. Changement de ton dès janvier 2023. Le gouvernement envisage une loi pour interdire le télétravail pour certaines professions, dont les TI. Impensable, pour le Kremlin, de voir ses experts collaborer avec « l'ennemi » (les pays de l'OTAN) et divulguer des informations potentiellement sensibles. Viatcheslav Volodine, président de la chambre basse du parlement russe envisage d'autres sanctions : imposer plus sévèrement les travailleurs russes expatriés.

Hauts salaires et nationalité pour les étrangers s'engageant côté russe

La stratégie russe n'est pas nouvelle. Si elle ouvre aujourd'hui grand la porte aux professionnels de l'informatique étrangers, elle a multiplié, depuis le début de son offensive contre l'Ukraine, les campagnes de recrutement pour attirer les étrangers, notamment dans son armée. Dès la mi-mai, le ministère de la Défense russe fait publier 20 000 offres d'emploi sur Superjob, l'un des plus grands sites d'offres d'emploi du pays. Outre un salaire mensuel bien supérieur à la moyenne (jusqu'à 200 000 roubles/ environ 2 400 euros – salaire des soldats sous contrat mobilisés en Ukraine), les autorités russes promettent un accès facilité à la nationalité russe pour les étrangers s'engageant au moins un an. L'annonce date de septembre 2022. Au même moment, le Kremlin vote des sanctions pour les Russes refusant de combattre (jusqu'à 10 ans de prison pour désertion, désobéissance, capitulation ou refus de combattre).

Une économie russe en souffrance

Effondrée, l'économie russe ? C'est ce que prévoyaient les dirigeants étrangers avec leurs vagues de sanctions économiques et diplomatiques, pensées pour avoir « un impact maximal sur l'économie russe et l'élite politique », comme l'affirmait Ursula Von der Leyen, présidente de la Commission européenne. Bruno Lemaire, ministre français de l'Économie, présidait même « l'effondrement » de l'économie russe.

Mais le pays tient bon. En janvier 2023, le FMI annonce la couleur : une récession contenue à -2,2 %, bien loin des -8,2 % espérés au début de la guerre. La Russie résiste grâce au pétrole. La Russie a aussi appris des sanctions subies lors de son annexion de la Crimée, en 2014. Le FMI prévoit même une hausse de 2,3 % du PIB russe en 2024.

Est-ce à dire que tout va bien ? La Russie avance des chiffres supérieurs aux estimations du FMI et d'autres organismes internationaux. Ces derniers rappellent que les chiffres sont, pour le Kremlin, une arme efficace ; d'où les controverses concernant le départ des professionnels russes de l'informatique. En 2022, les autorités russes ont décidé de ne plus publier de statistiques (concernant leur commerce extérieur). Si l'économie russe ne s'est pas effondrée, elle est bel et bien touchée. L'État peine à financer la guerre et sollicite ses rares soutiens étrangers.

La pénurie des experts des TI est révélatrice d'une crise bien plus profonde du monde du travail. Rien qu'à Moscou, il manquerait environ 400 000 spécialistes dans le secteur industriel et technique. Les besoins sont tout aussi grands dans le transport, la logistique, le commerce de détail ou les services. Dans les TI, les profils les plus recherchés seraient ceux des spécialistes en cybersécurité, en sécurité de l'information, en génie informatique, en ingénierie informatique, en langage informatique, ou encore, en data science.

Partir travailler en Russie : la mise en garde des autres États

Mais les autres États rappellent à leurs ressortissants le contexte et les raisons pour lesquelles la Russie cherche des professionnels des TI. Bien d'autres pays qui, contrairement à la Russie, n'ont provoqué aucune guerre, recherchent des spécialistes des TI. Les autres États déconseillent fortement tout déplacement en Russie, sauf raison impérative. La recherche d'emploi (et surtout dans les TI) n'en fait pas partie.

A propos de Asaël Häzaq

Titulaire d'un Master II en Droit - Sciences politiques ainsi que du diplôme de réussite au Japanese Language Proficiency Test (JLPT) N2, j'ai été chargée de communication. J'ai plus de 10 ans d'expérience en tant que rédactrice web.