Il ne cesse de faire parler de lui depuis la crise sanitaire. Le visa nomade numérique semble répondre aux nouvelles aspirations des actifs : travailler, mais dans un cadre « vacances ». Les États y trouvent aussi leur compte, et comptent sur ces nouveaux expatriés pour booster leur économie. En Asie de l'Est, deux pays tentent l'aventure nomade numérique. Décryptage.
Ces pays conquis par le nomadisme numérique
Bonne nouvelle pour les aspirants nomades numériques. Leur carte du monde s'agrandit vers l'Asie de l'Est. À l'instar de l'Espagne, de la Croatie, du Brésil, de Maurice ou du Costa Rica, quelques pays d'Asie de l'Est rejoignent la longue liste des États délivrant le visa nomade numérique.
Leur motif rejoint celui communément avancé. La pandémie a mis un coup d'arrêt brutal au tourisme. Le tourisme en berne a entrainé dans sa chute d'autres grands secteurs économiques et bastions d'emploi. Confinés, les travailleurs ont découvert le télétravail et ses avantages. Avantages transposables à distance. Les États ont vite senti le potentiel économique des millions de télétravailleurs dans le monde. Depuis la crise sanitaire, le nomadisme numérique est devenu la nouvelle tendance de l'expatriation. Les réseaux sociaux fourmillent de récits de nomades numériques menant la grande vie au Mexique, au Portugal, aux Émirats arabes unis (EAU) ou en Norvège.
Il faut désormais ajouter le Japon et la Corée du Sud à la longue liste des « pays nomades numériques ». Les deux États ont en effet parié sur ce nouveau visa pour attirer les expatriés.
Visa nomade numérique japonais et coréen
Le ministère japonais des Affaires étrangères a annoncé le lancement de son visa en avril. La Corée du Sud l'a lancé en février. Mais si les conditions d'éligibilité de ces visas sont relativement les mêmes que celles des autres pays (être majeur, indépendant ou salarié dans une entreprise étrangère...), la Corée du Sud et le Japon se distinguent par le haut niveau de revenu exigé. Il faudra au moins gagner 10 millions de yens annuels (environ 64 000 dollars) pour prétendre au visa nomade numérique japonais. La Corée du Sud exige que le candidat étranger gagne au moins le double du revenu national brut par habitant de l'année précédente, soit 85 millions de wons en 2023 (environ 66 000 dollars). Les conditions fixées par les deux États d'Asie de l'Est dépassent celles d'Anguilla, d'Antigua-et-Barbuda, de la Barbade (50 000 dollars annuels requis), pourtant considérées comme faisant partie des destinations les plus chères pour les nomades numériques.
En plus de devoir justifier d'un très haut niveau de revenus, les candidats à l'expatriation au Japon ou en Corée du Sud devront avoir leur assurance santé. La couverture devra être d'au moins 10 millions de yens (environ 64 000 dollars) pour le Japon et 100 millions de wons (environ 73 000 dollars) pour la Corée du Sud. Les montants élevés sont censés couvrir l'expatrié durant toute la durée de son séjour et assurer une prise en charge en cas de besoin de rapatriement. Les candidats devront prouver qu'ils disposent des capacités financières demandées (certificat bancaire officiel, etc.). Au bout du parcours, le précieux visa. Le visa nomade numérique coréen permet de rester 2 ans maximum. Le visa japonais ne permet de séjourner que 6 mois.
Expatriés nomades numériques : une solution pour sortir du marasme post-COVID ?
Le principal objectif de ces nouveaux visas nomades numériques est de booster le tourisme. L'Office national du tourisme japonais se félicite du rebond post-COVID (plus de 25 millions de touristes étrangers en 2023, 6 fois plus qu'en 2020), porté en partie par la faiblesse du yen. Mais le yen faible pénalise les entreprises et les locaux. De plus, l'impact de la crise sanitaire pèse toujours sur l'économie japonaise. En récession depuis fin 2023, le Japon a cédé sa place de 3e puissance mondiale à l'Allemagne. En 2010, il perdait son rang de 2e puissance mondiale face à la Chine. Le PIB japonais s'est contracté de 0,5 % au 1er trimestre 2024. C'est un peu plus que les prévisions, qui espéraient une baisse limitée à 0,3 % du PIB.
La Corée du Sud a également frôlé la récession en début 2023. L'économie, qui avait plutôt bien résisté à la COVID grâce à son industrie, a subi les conséquences de l'envolée du coût des matières premières, de l'instabilité géopolitique internationale et du ralentissement de l'économie chinoise. En 2023, le Président Yoon Suk-yeol instaure un nouveau jour férié, le 2 octobre, pour pousser les habitants à prendre des vacances et à consommer. L'ajout de ce jour férié permettra à la population de bénéficier d'une semaine de congé (le 2 octobre suit 2 jours déjà fériés).
Des entreprises à la peine
Inquiètes, les entreprises japonaises investissent moins. Depuis la COVID, le pays doit composer avec une recrudescence d'entreprises « zombies » : des entreprises existant depuis plus de 10 ans, mais faisant très peu de bénéfices. D'après l'institut de recherche Teikoku Databank, 17,1 % des entreprises japonaises seraient dans cette situation. Elles sont plus nombreuses dans la vente au détail, dans les transports et l'industrie manufacturière. L'économie sud-coréenne s'en sort un peu plus (+1,4 % début 2024), portée par la hausse des exportations. L'OCDE s'attend même à une croissance de 2,6 % cette année. Les prévisions pour le Japon sont plus modestes (+0,5 %).
C'est dans ce contexte que les deux États lancent leur visa nomade numérique. Au Japon, la mesure s'inscrit dans un vaste plan de relance économique et sociale. Le Premier ministre Kishida a multiplié les mesures d'ouverture pour attirer davantage de travailleurs étrangers pour soutenir l'économie et la démographie. Le Japon s'ouvre progressivement à l'immigration (visas J-Skip, J-Find, réforme du visa Specified Skilled Worker…) et compte sur le nouveau visa nomade numérique pour gagner des points auprès des expatriés. La Corée du Sud compte notamment sur une hausse du nombre de visiteurs étrangers (20 millions attendus cette année) pour stimuler le secteur touristique.
Comment attirer les expatriés ?
Les visas nomades numériques japonais et coréens atteindront-ils leur cible ? Propulsée par la Hallyu, la « vague coréenne », la culture coréenne fait des émules auprès de nombreux candidats à l'expatriation. Les étudiants étrangers rêvent à Séoul. Les artistes et aspirants artistes attendent toujours la création du K-culture training visa, surnommé « visa Hallyu ». Le Japon vient de remettre en marche sa stratégie soft power « Cool Japan ». Lancé depuis le début des années 2000, Cool Japan vise à « faire rayonner » la culture japonaise à l'international. Début juin, le gouvernement japonais a annoncé vouloir quadrupler le marché étranger de vente de mangas, dessins animés et jeux vidéo. L'exécutif vise les 20 000 milliards de yens (environ 128 milliards de dollars) de recettes en exportation d'ici 2033.
Les nomades numériques ont toute leur place dans ces projets. Mais certains craignent que les visas nomades numériques coréens et japonais n'aient qu'un effet limité sur l'économie. Ils pointent le droit du travail de ces deux États, très strict. Tout comme de nombreux autres États, le Japon et la Corée du Sud interdisent au nomade numérique toute relation avec des entreprises locales. L'expatrié doit travailler exclusivement avec l'étranger. Les employeurs pensant envoyer leurs salariés pour percer le marché sud-coréen et japonais doivent donc s'abstenir d'utiliser le visa nomade numérique. Autre limite : les niveaux de revenus exigés. Pour les sceptiques, les montants dissuaderont ceux-là mêmes que la Corée du Sud et le Japon entendent séduire : les jeunes actifs, grands consommateurs de pop culture coréenne et japonaise. Les détracteurs pointent également la durée trop courte du visa japonais.
Asie : les autres pays « nomades numériques »
La Malaisie et l'Indonésie ont déjà franchi le pas. La Thaïlande se lance à son tour. Pour ces pays, comme pour la Corée du Sud et le Japon, le nomadisme numérique est un moyen de booster l'économie touristique.
La Malaisie et l'Indonésie veulent attirer les nouveaux expatriés
Introduit depuis octobre 2022, le visa nomade numérique malaisien (programme DE Rantau) permet aux nomades numériques de travailler et vivre sur le territoire 3 à 12 mois. Le visa est prolongeable 1 an. La candidature s'effectue en ligne, et s'ouvre aux membres de la famille, moyennant un surcoût pour chaque personne à charge (frais pour postuler). Le revenu annuel exigé par la Malaisie s'élève à 24 000 dollars. Un niveau bien plus abordable que celui demandé par la Corée du Sud et le Japon.
Car la Malaisie entend toucher le plus grand nombre de travailleurs étrangers : les salariés travaillant à distance et les indépendants. L'ouverture du visa veut répondre à la nouvelle demande des expatriés : bénéficier d'un vrai statut pour travailler à l'étranger dans un cadre « vacances ». Pour le gouvernement, le développement du « workation » (télétravail et vacances) est un plus pour l'économie touristique. Le tourisme malaisien se rétablit progressivement, après l'arrêt forcé dû à la COVID-19. D'après le ministère malaisien du Tourisme, le pays a accueilli 17,8 millions de touristes étrangers en 2023. C'est 116,65 % de plus qu'en 2022. Le pays compte accueillir 27,3 millions d'étrangers cette année, pour des recettes estimées à environ 21 millions de dollars.
L'Indonésie et surtout Bali : le « hub » des nomades numériques
L'île de Bali attire toujours autant les professionnels étrangers. Pour eux, le gouvernement a lancé le visa E33G (visa pour travailleur à distance). Le visa E33G permet de demander un permis de séjour d'un an (KITAS). Là encore, le niveau de revenu exigé pour postuler (2000 dollars par mois) est plus abordable qu'en Corée du Sud et au Japon. Si Bali entend être le hub des nomades numériques, elle aspire également à devenir un modèle en matière de tourisme responsable et de préservation de l'environnement.
La Thaïlande se lance dans le nomadisme numérique
Reste à évaluer l'impact qu'auront ces visas sur le tourisme et les économies de la Corée du Sud et du Japon. En attendant les premiers résultats, la Thaïlande vient de se lancer à son tour dans le nomadisme numérique. Le pays d'Asie du Sud-Est rejoint l'Indonésie et la Malaisie avec son « Destination Thailand Visa (DTV) » qui permettra aux expatriés de rester jusqu'à 5 ans sur le territoire. Le détenteur de ce visa devra néanmoins quitter la Thaïlande tous les 180 jours et payer une taxe de 270 dollars à chaque retour.
Les conditions d'acquisition du visa rejoignent celles de l'Indonésie et de la Malaisie. Les postulants devront être indépendants ou travailler pour une entreprise étrangère, et être âgés d'au moins 20 ans. Le DTV s'étend aux expatriés voulant pratiquer des activités culturelles en Thaïlande (apprendre à cuisiner, pratiquer un sport, etc.). Pour l'instant, l'exécutif ne précise aucun montant minimum de revenu à avoir. On estime néanmoins que les candidats étrangers devraient prouver qu'ils détiennent au moins 500 000 bahts (environ 13 600 dollars). Les ressortissants étrangers éligibles pourront postuler en ligne. Les autres se rendront à leur ambassade ou leur consulat. La Thaïlande entend capitaliser sur sa popularité auprès des touristes pour booster son économie.
Liens utiles (en anglais) :
Corée du Sud : visa nomade digital (F-1-D workation visa)