Qu'est-ce qui pousse les individus à s'expatrier ? L'on pense souvent à l'envie d'améliorer son quotidien, de booster sa carrière, de saisir une opportunité professionnelle, de réaliser un rêve… L'expatriation peut aussi être un acte militant. Il devient alors une réponse à une politique du pays d'origine jugée trop autoritaire ou inadéquate.
Ceux qui partent se sentent parfois tiraillés entre la crainte d'abandonner ou de trahir leur pays, et l'urgence de partir pour leur propre survie. Mais pour ces personnes, partir reste la meilleure réponse à donner à leur pays, qui ne sait plus prendre soin de ses habitants.
Quand la politique russe pousse à quitter le pays
En début mai, le Service fédéral de sécurité russe note que 3,8 millions de Russes ont quitté le territoire depuis janvier. Soit 2% des 140 millions d'habitants que compte le pays. Le chiffre surprend par sa grandeur. L'émigration russe existe depuis des dizaines d'années, mais elle est cachée. Non pas que le pouvoir refuse de regarder la réalité en face. C'est même le contraire. Pour Moscou, mieux vaut se débarrasser des « perturbateurs » : les militants des droits de l'homme, les opposants au régime, les chefs d'entreprises dont l'esprit n'est pas « en phase » avec la vision de l'État, les avant-gardistes, les artistes qui ne se soumettent pas au pouvoir… Ce sont autant de « clous » qui dépassent et entravent la bonne marche du pays. Du moins, c'est le discours que l'État sert pour justifier ces départs. Avec la guerre, ce discours passe de moins en moins. Ceux qui partent aujourd'hui le font justement à cause de la violence du pouvoir russe.
Tous dénoncent le durcissement autoritaire du régime. Ceux qui diffusent des « informations mensongères sur l'armée russe » risquent jusqu'à 15 ans de prison. Ceux qui osent dire « non » à la guerre peuvent être arrêtés. Même risque pour ceux qui manifestent. Avec ces sanctions, le Kremlin vise particulièrement les ONG, journalistes, artistes, militants, défenseurs des droits de l'homme… Toutes les voix qui portent un message différent du pouvoir. Tous ne peuvent pas partir. Certains ont un parent malade qui ne supporterait pas le voyage. Ils restent donc, dans l'angoisse. Les autres partent à la hâte, arrivent en Géorgie, au Kazakhstan, en Arménie ou en Turquie. Pour ces milliers de Russes, c'est l'expatriation ou la persécution.
Une politique chinoise qui restreint la liberté d'entreprendre
En Chine aussi, les expatriations « de protestation » ne sont pas nouvelles. L'on pourrait même dire qu'elles se sont développées avec l'expansion économique du pays. Mais si la Chine s'est ouverte à l'économie de marché dans les années 80, tout reste concentré dans les mains du Parti communiste chinois (PCC). Les chefs d'entreprises chinois parlent d'une « insécurité économique ». Pour traduire la situation que vivent les entrepreneurs, Liang Wengen, l'un des hommes les plus riches du pays en 2012, aurait affirmé que « ses biens et sa vie appartiennent au pays ». À la même époque, une étude de la China Merchants Bank révèle que 27% des entrepreneurs chinois se sont expatriés. 47% songaient à le faire. Pour ces entrepreneurs, les multiples restrictions du PCC nuisent à leur liberté d'entreprendre. La mainmise du parti agit comme un goulot d'étranglement. Le pouvoir entend économie libérale et autoritarisme. Les entrepreneurs qui osent parler sont lourdement sanctionnés. En 2020, plusieurs grands patrons sont condamnés par la justice chinoise. 18 ans de prison pour Ren Zhiqiang, grand entrepreneur immobilier, 20 ans pour Li Huaiqing, entrepreneur philanthrope… Et le PCC maintient sa pression. En novembre 2021, il presse les entreprises chinoises de quitter la bourse de Wall Street, pour mieux contrôler leurs investissements. Les riches ont bien compris le message. Pour vivre libre, mieux vaut être hors de Chine.
La jeunesse chinoise veut vivre libre
« Ça ne va pas » soupire la jeunesse chinoise, pressée de partir. La Covid a accéléré les envies d'émigration, mais les procédures sont fastidieuses et les jeunes craignent d'être arrêtés à la douane. Beaucoup disent avoir eu le déclic avec la pandémie. Ils regrettent la politique « zéro Covid » du gouvernement. Ils se sentent pris au piège dans leur pays. Ils sont traumatisés par la brutalité des règles, qui, du jour au lendemain, les confine et rend leur quotidien insupportable. Ils craignent que ce flicage ne devienne la norme. Pour ces jeunes des classes moyennes, l'expatriation, c'est la liberté. Récemment, les journalistes Michaël Peuker et Jérémie Favre, rapportaient, sur le site de la RTS (média suisse), l'analyse du responsable d'une agence de conseils et de soutien à l'émigration. Si aucune étude n'a encore quantifié le nombre de départ de jeunes chinois, il pense que le phénomène est parti pour durer. « […] Dans les prochaines années, pandémie ou non, la pression interne va encore s'accentuer. Que ce soit sur les jeunes, les étudiants, les actifs ou les riches retraités, toute la population est sous pression. Il y aura toujours plus d'inflation, la dépréciation de notre monnaie guette et les opportunités professionnelles diminuent. Il va être de plus en plus difficile pour les gens d'améliorer leur niveau de vie ici. Ce phénomène de fuite va se poursuivre. »
S'expatrier plutôt que de supporter Trump
Les régimes autoritaires ne sont pas les seuls à être concernés par ces expatriations. Au lendemain de l'élection de Donald Trump, une partie des Américains angoisse. Vivre 4 années sous la présidence de l'ancien homme d'affaires réputé pour ses sorties polémiques est, pour eux, un supplice. Durant la campagne, ils étaient nombreux à affirmer qu'ils quitteraient le pays en cas de victoire de Trump. Et les journalistes de relativiser, rappelant que des voix similaires s'étaient levées lors de l'élection de Bush. Il y avait bien eu un doublement des émigrations au Canada, mais, pour ces journalistes, sans corrélation directe avec l'élection de Bush.
Une étude menée par Gallup Worldwide Search révèle que 16% des Américains disaient vouloir quitter le pays à cause de la politique Trump. Ils étaient 10% sous le mandat Obama, et 11% sous le mandat Bush. Parmi ces candidats qui refusaient d'être gouvernés par Trump, figuraient 20% de femmes et même 40% de femmes de moins de 30 ans. 30% des plus précaires disaient aussi vouloir quitter le pays. 22% des opposants à Trump étaient aussi candidats au départ. Jamais un président n'aura autant clivé. Sans surprises, les populations les plus délaissées par sa politique sont celles qui ont manifesté le plus l'envie de s'expatrier. Les mêmes inquiétudes émergent, alors que les Républicains se reconstituent, et que les plus à droite se positionnent en candidats potentiels.
Conclusion
Doit-on parler « d'exode » ? Si le mot est trop fort pour apprécier la situation américaine, il pourrait convenir pour les cas russes et chinois. Ce sont autant de « forces vives » qui manqueront à ces États. États qui semblent leur opposer d'autres forces, émanant directement de leurs rangs. Xi Jinping a ainsi une stratégie pour combler, et le départ de riches chinois, et celui des expatriés : forcer les riches à rentrer dans les rangs, et former une nouvelle jeunesse chinoise fidèle au Parti. Un scénario glaçant, qui, pour certains, a peu de chances de se concrétiser. L'économie de marché ne permettrait pas qu'un État se replie sur lui-même. Mais d'autres soulignent que c'est justement le virage pris par la Chine, et qui s'est accéléré depuis la Covid. Tout porte à croire, comme le pressentait ce responsable d'agence, que les expatriations en opposition au régime continueront. Un phénomène aussi applicable aux autres régimes politiques gangrenés par la corruption, l'autoritarisme, l'asservissement des populations.