« Expatrié », « immigré », « immigrant », « migrant ». Les mots agitent le débat public. Les récentes crises – migratoires, économiques, politiques – ajoutent plus de tensions encore. Qu'est-ce qu'un expatrié aujourd'hui ? Un immigrant ? Comment se définissent celles et ceux partis vivre à l'étranger pour quelques années ou pour toujours ? Pourquoi ces notions soulèvent-elles tant de passions ?
L'expatrié, immigrant : même(s) définition(s) ?
À lire les affirmations déterminées de certains, tout porte à croire qu'un fossé sépare les expatriés des immigrants. D'autres, a contrario, se définissent comme immigrés : « Quand tu passes 10 ans dans un pays, tu n'es plus expat. Mais même un an, c'est pareil. En fait, dès que tu restes dans le même pays, tu as immigré ; tu es un immigré, c'est tout » déclare Lana, une Française installée à Tokyo depuis 10 ans. « Expatrié, c'est juste un immigré classe, dans la tête des gens », renchérit son ami japonais Shôto, parti vivre 3 ans en France, avant de revenir au Japon. « Les expatriés ont une bonne image, alors que les immigrés sont pointés du doigt. En France, je ne me suis jamais senti expatrié, et les gens ne m'ont jamais assimilé à un expat. Le problème, c'est les préjugés, la perception. Certains pensent que les expats sont forcément de riches blancs, et que tous les autres sont des immigrés pauvres. C'est triste. »
Qu'est-ce qu'un expatrié ? Les dictionnaires le définissent comme celui qui décide de quitter son pays. L'immigrant, lui, vient habiter dans un pays différent du sien. L'immigré a quitté son pays d'origine pour venir vivre dans un autre pays. Quant au migrant, il se déplace d'un pays vers un autre. Les termes sont très proches. Plus restreint, le droit conçoit l'expatrié comme un envoyé par son entreprise dans un pays étranger pour une durée déterminée. En ce sens, beaucoup d'expatriés auto-proclamés ne le seraient donc pas. Sont-ils immigrants (ou immigrés) ? Oui, à lire les définitions. Cela change-t-il d'être appelé « expatrié » ou « immigrant/immigré » ? Oui, à en croire les débats réguliers qui agitent le monde.
À peine pourrait-on concéder quelques nuances. L'expatriation insiste sur la notion de départ. L'immigration appuie le fait de venir habiter dans un pays autre que le sien. La migration traduit le mouvement d'un lieu vers un autre. Mais l'immigration soulève l'émoi mondial. Un survol des politiques migratoires des États montre que deux éléments fondamentaux entrent en jeu : l'immigration économique et le regroupement familial. Les États privilégient le premier, confère les appels réguliers à la main-d'œuvre internationale qualifiée. Une certaine lecture semble cependant biaiser le débat. L'expatrié serait forcément maître de son destin, accessoirement riche et compétent. L'immigrant/immigré subirait le sien, fait de misère et de fuite. Une histoire de connotation, de perception, donc. Positive pour l'expatrié, négative pour l'immigré, avec des conséquences bien réelles sur l'appartenance supposée à l'un ou l'autre groupe.
Le poids de l'histoire, le poids des préjugés ?
Durant la colonisation, de nombreux Britanniques partis vivre au Kenya, en Sierra-Leone, en Jamaïque, à Hong Kong ou en Inde se regroupaient en « communautés d'expatriés ». Le mot n'est pas choisi au hasard. Il désigne l'exil. Formé grâce au préfixe latin « ex » (hors de), l'expatrié est celui qui vit hors de sa patrie. Il mène une vie d'expatrié, entouré de ses camarades expatriés. Ce n'est que plus tard que la définition s'élargit, pour désigner toute personne quittant volontairement son pays. Mais le poids historique reste, et, dans un certain inconscient collectif, l'expatrié serait toujours un Occidental blanc menant grand train. En 2015, Mawuna Remarque Koutonin, entrepreneur, rédacteur en chef du site SiliconAfrica.com et fervent défenseur de la cause africaine, signe une tribune dans le journal The Guardian. Pour lui : « les professionnels africains hautement qualifiés qui vont travailler en Europe ne sont pas considérés comme des expats. Ce sont des migrants. » Inversement, tout Occidental blanc en Afrique serait perçu comme expatrié, indépendamment de ce qu'il fait réellement. L'entrepreneur en appelle à un changement de toutes les mentalités, de tous les côtés.
Quant à la définition juridique, elle remonte au XXe siècle, avec les premiers contrats d'expatriation impliquant une majorité de populations blanches. Ceci expliquerait le raccourci « expatrié = occidental blanc ». Mais pour certains chercheurs, les « expatriés » viseraient plus une classe sociale. Il n'empêche qu'en pratique, le terme semble davantage attribué aux populations blanches, et positivement. Installée au Kenya pour suivre un Master en Développement durable, Sara, Togolaise, témoigne : « Personne ici ne me considère comme une expat. Moi, je dis que je suis étudiante et immigrée. C'est le cas, non ? Les expatriés sont des gens envoyés par leur entreprise. Ils ne vont pas rester ici toute leur vie. Tous les autres sont des immigrés, qu'ils travaillent ou non. Il n'y a aucun mal à ça, mais je pense que pour certains, c'est traumatisant. Comme si on les « réduisait ». Je trouve que c'est insultant pour tous les immigrés, et pour le monde en général. Un immigré n'est pas un sous-homme ni une couleur de peau. Pareil pour un expatrié : ce n'est pas une couleur de peau.»
Qui sont les immigrés, les expatriés d'aujourd'hui ?
L'expatrié d'aujourd'hui a-t-il encore quelque chose à voir avec sa définition du passé ? « Non ! » clame Lucas, Français installé au Portugal depuis janvier 2020 : « Expatrié, expatrié… y'en a un peu marre, de ce mot. C'est vrai qu'on trouve encore des spécimens dans les « clubs d'expats ». À fuir ! Pour moi « expat » et « immigré », c'est pareil. Mais clairement, « immigré », c'est mal vu. Les gens s'accrochent au mot « expat » comme s'il contenait des lingots d'or. Ça ne les piquera pas d'accepter la réalité. On est immigrés, et alors ? » D'autres, à l'image de Lana, assimilent l'expatrié au « grand voyageur ». Loin de l'image surannée du businessman toujours entre deux avions, mais proche de l'aventurier en transit. Quelques mois/années dans un pays, avant d'émigrer dans un autre… Cet expatrié-là ne s'installe pas durablement dans un pays. Ce n'est que lorsque les racines prennent qu'il devient immigré. « C'est super positif, non ? » conclut la Française. « Mais à cause des médias, on ne montre jamais l'immigration sous cet angle-là. Les politiques et les médias sont parfois condescendants. Ils ne parlent que de « crise » et de « problème ». Et avec l'info zapping, personne ne fait l'effort de vérifier ce qu'on dit. Les gens sont dans une crise identitaire. Il n'y a qu'à voir la montée de l'extrême-droite en Europe. C'est flippant. » Pour d'autres, la peur, c'est l'immigration « et tout ce qu'elle implique ». Un Britannique installé en Italie depuis 20 ans préfère se définir comme un « expatrié » ou un « résident ». « Je pourrais être Noir, Asiatique, Maghrébin… Je resterais expatrié. Il n'y a donc rien de discriminatoire dans mes propos. C'est juste « qu'immigré », non. Je ne suis pas comme ce qu'on voit, ce qu'on dit sur ça. Non. »
La faute aux médias et aux politiques ? Avec la complicité de l'inconscient, ou plutôt du conscient collectif, habitué à catégoriser. À l'heure de la punchline, l'effet est explosif. Les candidats à l'élection présidentielle française (en avril 2022), semblent parfois se perdre dans une vision de l'immigration négative et anxiogène, quand elle n'est pas teintée de propos d'extrême-droite. Ce sont ces mêmes biais qui ont marqué l'immigration au cours de l'histoire, et qui continuent de marquer certaines populations pour qui « immigration = pauvreté et souffrance ». La Documentation française, marque de référence dans l'édition d'ouvrages de la vie publique française, a réédité en novembre dernier « Parlons immigration ». Pour le sociologue François Héran, spécialiste des questions migratoires, il faut « saluer la réussite » de l'immigration. « C'est quelque chose de banal ». Le spécialiste se montre plus critique quant à l'utilisation de la notion d'« expatrié, […] une variante chic du terme d'émigré. »
L'on serait presque tenté de dresser plusieurs profils. Celui qui se définit comme « immigré ». Celui qui rejette l'idée. Celui que l'idée met mal à l'aise. Celui qui revendique d'être expatrié. À défaut de dépassionner le débat, peut-être serait-il possible de déconstruire ces catégorisations ? L'expatrié d'aujourd'hui n'est plus lié à cette idée de recréer un microcosme patriotique à l'étranger. Il peut, d'emblée, avoir pour objectif de s'installer durablement dans son pays d'accueil, ou décider de s'installer plus tard. Un immigré, donc. Une immigration multiple qui embrasse des réalités, elles aussi multiples.