Amorcées depuis des décennies, les politiques de nationalisation des emplois sont réenclenchées ou accélérées dans plusieurs pays du Moyen-Orient. Les objectifs sont simples : relancer l'économie et appliquer la « préférence nationale ». Comment expliquer cette politique ? Quels sont ses effets concrets ? Comment les expatriés le vivent-ils, et quels emplois peuvent-ils désormais exercer ?
Moyen-Orient : plus d'une décennie sous le signe de la nationalisation
Plus d'une décennie, voire même, plus de quarante ans. « Chaque Saoudien devrait se fixer pour objectif de remplacer un travailleur étranger », affirme Shaykh Hishâm Nâzer, ministre du plan. Nous sommes le 10 août 1979, et le ministre est interviewé par le magazine Saudi Business. La « saoudisation » des emplois apparaît à cette période. Très vite, viennent la « koweïtisation », la « qatarisation » ou l' « omanisation ». La question de l'immigration et de la nationalisation des emplois est en fait très ancienne. Et elle ressurgit à chaque crise économique.
1979 est l'année du second choc pétrolier. Les États pétroliers commencent à s'enrichir dès le premier choc pétrolier. Le monde découvre alors ces pays du Golfe situés dans des régions désertiques, où l'or noir coule à flots. Par « pays du Golfe », il faut entendre l'Arabie saoudite, le Bahreïn, les Émirats arabes unis, le Koweït, Oman et le Qatar. Le Moyen-Orient comprend les pays du Golfe plus la Syrie, l'Irak, l'Iran, Chypre, le Liban, Israël, la Jordanie et le Yémen. Les États du Golfe s'enrichissent soudainement grâce au pétrole, mais manquent de main-d'œuvre. C'est le début d'une immigration massive et continue pour soutenir l'effort de production. Avant la Covid, 40% des habitants d'Arabie saoudite sont des immigrants. C'est 64% au Koweït, 90% aux Émirats arabes unis, 49,5% à Oman, 49,9% au Bahreïn et près de 79,6% au Qatar (chiffres 2019). Si l'Arabie saoudite ou le Koweït considèrent l'immigration comme un poids à cacher, d'autres, comme les Émirats arabes unis, semblent appliquer une politique plus ouverte.
Pays du Golfe : les raisons de la nationalisation des emplois
Les pays du Golfe reconnaissent avoir besoin de la main-d'œuvre étrangère, notamment dans le secteur clé du pétrole, et toutes ses ramifications (technique, fabrication, logistique, informatique, commercialisation, recherche, qualité…) ? Mais le système « gagnant/gagnant » ne fonctionne pas. Pour les pays du Golfe, les étrangers sont une variable d'ajustement peu chère : utiles pour combler les pénuries, éjectable dès qu'un local peut occuper le poste.
Les crises du pétrole, comme en 2017, sont catastrophiques pour des milliers d'immigrants, victimes des restructurations. Dans le secteur de l'énergie, les étrangers font les frais de la hausse ou la baisse du prix du baril de pétrole. Les répercussions économiques se propagent dans les autres secteurs de l'emploi, et touche d'autres étrangers. Les pouvoirs politiques alimentent cette idée que la présence étrangère serait responsable de la hausse du chômage.
En Arabie saoudite, le pouvoir dit lutter contre l'immigration clandestine, mais semble glisser vers une exclusion de tous les étrangers. La « préférence nationale » clamée lors des chocs pétroliers a gagné tous les pays du Golfe. Au Koweït, on appelle à expulser les étrangers pour une « koweïtisation totale de la fonction publique d'ici à 2028 ». Mais il n'est pas simple de remplacer des actifs par des autres. Le ministère du Travail saoudien reconnaît que la saoudisation avance à pas lents. Dans les années 2000, des enquêtes informelles révèlent que près d'un quart des jeunes Saoudiens seraient « peu enclins » à travailler, surtout à des postes jugés « inférieurs ». Ils préféreraient des postes de manager ou de chef d'équipe, sans toutefois avoir toujours les compétences requises. D'où la volonté du pouvoir de miser sur le système éducatif, l'autre grand défi.
Quels sont les secteurs touchés par la nationalisation ?
Tous. Du moins, c'est le vœu des puissances du Golfe. Le Qatar a lancé son programme « Qatar national vision 2030 » (qatarisation) dans les années 2000. Le premier secteur concerné est, sans surprise, celui de l'énergie. Mais le Qatar vise aussi la myriade d'emplois gravitant autour : administration, ressources humaines, gestion, ingénierie… La qatarisation touche le privé comme le public. En février 2022, le pouvoir annonce que le nombre de Qatariens travaillant dans le secteur public a bondi de 135% en 4 ans. C'est 163 pour le secteur de l'ingénierie. Le Qatar a lancé son programme avec 16 entreprises partenaires. Elles étaient 14 en 2014, et 35 en 2019. Ces partenaires opèrent dans le très stratégique secteur pétrolier : industrie du pétrole et du gaz, pétrochimie, électricité, transport maritime, assurance, production d'acier et d'aluminium, restauration, éducation. L'État investit beaucoup dans l'éducation pour former l'élite qatarienne de demain.
En 2018, l'Arabie saoudite se lance dans un nouveau programme de « saoudisation ». Là encore, le secteur de l'énergie est visé, avec celui du commerce de gros et de détail. Le gouvernement impose 70% d'employés saoudiens, sous peine d'amendes. Un an plus tôt, il a mis en place une surtaxe pour les travailleurs étrangers. Intimidations, menaces, racisme… Les étrangers, à bout, quittent leurs postes. Plus de 277 000 départs en 2017. En parallèle, 100 000 Saoudiens supplémentaires acquièrent un poste. Oman adopte des mesures similaires contre les travailleurs étrangers. En 2017, elle supprime la délivrance des cartes de séjour dans 10 secteurs d'emplois, dont l'assurance, comptabilité, finance, médias, vente, marketing, et technologies de l'information. Oman a également créé plus de 25 000 emplois réservés aux Omanais. Il se défend de « voler » l'emploi des immigrants, et préfère parler de nouveaux métiers créés pour les Omanais.
Quels sont les secteurs toujours accessibles aux étrangers ?
En parallèle, les talents internationaux sont toujours très recherchés par les grands groupes… Même ceux implantés au Moyen-Orient. C'est le grand paradoxe et la limite de la nationalisation des emplois. The Corporate Recruiters Survey 2022 (enquête sur les recruteurs d'entreprise) révèle que 52% des entreprises du Moyen-Orient prévoient de recruter des diplômés internationaux. Les recruteurs du Moyen-Orient ont même une préférence pour les diplômes internationaux.
Les secteurs les plus touchés par cet attrait pour les talents étrangers sont les produits et services, la technologie et le conseil. Les entreprises faisant appel aux talents internationaux recherchent leur expertise pour mieux ajuster leur stratégie aux enjeux d'une économie mondialisée. Une aubaine pour les diplômés étrangers. Ils sont aussi nombreux dans le secteur de la santé et de l'éducation. Dubaï incarne bien cette vision internationale. Avec Dubaï 2030, elle entend bien attirer encore plus d'étrangers qualifiés.
Mais la nationalisation continue. En Arabie saoudite, l'Observatoire national du travail se félicite. Au premier trimestre 2021, la saoudisation est passée à 22,75%, contre 20,37% un an auparavant. Le secteur administratif est le plus touché (71,9% d'employés locaux). L'éducation (52,9%), l'information et les communications (50,7%) enregistrent aussi des pics de nationalisations. En juin dernier, l'État a lancé une nouvelle politique pour remplacer des travailleurs étrangers par des locaux. L'État, qui a aussi sa « Vision 2030 » atteste qu'une telle politique est indispensable pour soutenir la croissance économique. Et rien ne semble pouvoir ralentir cette progression.