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Le boom du télétravail depuis la crise sanitaire a relancé le débat : faut-il rester connecté en permanence à son travail ? Comment les travailleurs expatriés peuvent-ils prendre en compte les différences culturelles tout en établissant des limites ? Analyse et zoom sur ces pays où il est interdit de contacter ses employés en dehors des heures de travail.
« Toujours disponible pour le travail » : les dérives de l'hyperconnexion
L'Union européenne (UE) le considère comme un droit fondamental du salarié. Il semble néanmoins mis à mal depuis le premier confinement de 2020. Alors que la Covid-19 force le monde à l'arrêt, les États prennent des mesures d'urgence pour continuer de produire. Le télétravail devient la norme, surtout dans les secteurs friands de numérique (services du tertiaire, finance, banque et assurances, science et chimie, information et communication, administration publique…). Dans les pays de l'OCDE, plus de 50 % des employés de ces secteurs ont eu recours au télétravail. Une mesure d'urgence, entrée depuis dans l'organisation ordinaire du travail de beaucoup d'entreprises dans le monde (surtout celles qui, de par leur activité, peuvent s'organiser à distance).
« Présentéisme à distance » et hyperconnexion
Mais le télétravail n'a pas eu que des avantages. La faute se trouve moins dans le télétravail en lui-même que dans les pratiques des employeurs et des salariés. Dans un monde lui-même hyperconnecté, le privé se fond bien souvent dans la vie professionnelle. Ordinateur, tablette, téléphone… Les travailleurs ne quittent plus leurs écrans, tant au travail que dans la vie privée. Les expatriés ne sont bien sûr pas épargnés, et peuvent être amenés à continuer de travailler en dehors des heures réglementaires. C'est particulièrement vrai depuis la Covid, qui a créé une culture du « présentéisme à distance ». Des entreprises ont multiplié les réunions pour s'assurer que leurs salariés télétravaillent bien. Des salariés se sont mis à répondre à des mails nocturnes ou du week-end ; quelques minutes grignotées à la vie privée qui ne passent pas a priori pour du travail. Il s'agit juste de renseigner son patron sur tel point, d'informer son collègue, d'effectuer un rapide check. L'hyperconnexion (hyperconnectivité, ou surconnexion) s'est installée.
Des salariés pris au piège de l'excès de disponibilité ?
Les salariés eux-mêmes ont pu se prendre rapidement au jeu. La satisfaction d'être utile à l'entreprise, le désir de se faire bien voir des collègues et de la direction, la crainte de ne plus être « dans le coup », la quête effrénée d'information ont conduit et conduisent nombre de salariés à être trop disponibles pour le travail. Ils risquent stress, nervosité, épuisement professionnel… sans compter les dommages causés aux proches (délitement du lien familial, crise du couple, etc.) Plusieurs pays ont pourtant légiféré pour interdire à l'employeur de contacter son employé en dehors des heures de travail, ou du moins, encadrer le droit à la déconnexion (voir la liste des États plus bas). Mais en pratique, des employés disent continuer d'échanger des mails ou de prendre des appels téléphoniques après le travail. Certains n'y voient aucun inconvénient ; répondre à quelques mails après le travail n'impacte pas leur vie.
D'autres, en revanche, pointent les effets pervers de cet excès de disponibilité. Les quelques minutes de connexion supplémentaire peuvent se transformer en heures passées entre les mails et les coups de téléphone… sans aucune rémunération. Mais face à la pression de l'employeur ou d'autres collègues, les salariés suivent le mouvement, au risque d'y laisser leur santé. Il n'est bien sûr pas possible d'être tout le temps disponible pour son employeur. L'accumulation des écrans a cependant induit l'idée fausse qu'un travailleur (qu'il soit expatrié ou non) puisse être toujours joignable et en capacité de répondre. Un cercle vicieux qui empêche les salariés de décrocher.
Travail à l'étranger : comprendre les différences culturelles
L'organisation du travail dans un pays reflète aussi la culture du pays. Certains États, comme les États-Unis, prônent la liberté et l'esprit d'entreprendre. L'hyperconnexion est un moyen de produire mieux et plus. D'autres États, comme le Japon, inscrivent la totale disponibilité du salarié dans le fonctionnement normal du travail. Néanmoins, même les États partis en lutte contre l'hyperconnectivité constatent qu'il est bien difficile, pour les salariés, de décrocher. En 2017, année de l'adoption du droit à la déconnexion en France, un sondage révèle que plus de 80 % des salariés admettent toujours répondre à des textos et mails en dehors des heures de travail. Un réflexe loin d'avoir disparu. Même problème en Espagne, où nombre de salariés admettent avoir l'habitude de répondre aux messages en dehors des heures de travail. La progression du télétravail et la culture du présentéisme encourageraient les salariés espagnols à « en faire plus » sans qu'ils en aient l'impression.
Du droit à la déconnexion à la pression de l'hyperconnexion
Les États-Unis ont raillé la France et d'autres pays prônant le droit à la déconnexion. Pour Washington, l'État ne doit pas s'immiscer dans l'entreprise. La culture américaine présente une valeur travail très forte. La flexibilité est de mise, et tout ce qui pourrait brimer le travail refroidit les entreprises. Les grandes villes américaines sont elles-mêmes hyperconnectées.
Idem pour les grandes villes coréennes et japonaises. Dans ces deux États aussi, la valeur travail est primordiale. En 2016, douze députés de l'opposition présentent un projet de loi pour interdire toute communication entre employeurs et salariés après le travail. Ils invoquent une forte pression, une augmentation du stress, une forme de harcèlement, et un risque d'épuisement professionnel. Le projet fait débat ; la Corée du Sud est l'un des États les plus connectés du monde. Pas d'avancée sur la question depuis, mais plutôt un projet de loi pour augmenter la durée légale du travail de 52 heures à 69 heures hebdomadaires. Le gouvernement a finalement reculé devant la grogne populaire. Mais cette proposition en dit long sur la culture du travail en Corée du Sud.
Au Japon (tout comme aux États-Unis), pas de droit à la déconnexion. Le Japon a longtemps été connu comme le pays de l'emploi à vie (shûshinkoyô). Le système favorisait la fidélité des salariés. Même si l'emploi à vie n'est plus d'actualité depuis la fin des années 2000, la fidélité à l'entreprise demeure. Une fidélité qui passe par une disponibilité, y compris après le travail. Les travailleurs japonais sont les premiers à souffrir d'une hyperconnexion dont les conséquences peuvent être dramatiques. De plus en plus d'entreprises japonaises prennent conscience du problème et mettent en place des initiatives. Les regards se portent néanmoins sur le gouvernement, sous pression depuis la Covid.
Droit à la déconnexion : le tour du monde
Conscients des effets néfastes de la surconnexion, des États ont pris des mesures pour interdire la pratique. Mesures prises souvent bien avant la crise sanitaire. La pandémie et les abus du télétravail (avec des employés hyperconnectés, y compris en dehors des heures de travail et le week-end) ont relancé le débat. Tour d'horizon de différents pays où il est interdit de contacter ses employés en dehors des heures de travail, relativisations, et exceptions. Certains États optent pour des négociations d'entreprises. D'autres ne veulent toujours pas entendre parler d'un encadrement législatif.
France
L'article 55 de la loi Travail (aussi appelée loi El Khomri) du 21 juillet 2016 inscrit le principe du droit à la déconnexion. La réforme du droit du travail, entrée en vigueur le 1er janvier 2017, reprend la loi El Khomri et garantit un droit à la déconnexion pour les salariés. L'entreprise doit notamment s'engager à mettre en place des « dispositifs de régulation de l'utilisation des outils numériques, en vue d'assurer le respect des temps de repos et de congé ainsi que de la vie personnelle et familiale. [...] ».
Pérou
Dans sa loi du 1er novembre 2020, qui prolonge la réglementation de mars 2020 facilitant le télétravail, le gouvernement péruvien reconnaît aux travailleurs le droit à la déconnexion pendant leurs congés, leurs temps de repos et « la suspension de leur relation de travail ». Il s'agit alors de s'organiser pour continuer le travail malgré la pandémie, tout en reconnaissant les droits des travailleurs. Le décret d'urgence 127-2020 interdit à l'employeur d'exiger que son salarié travaille pendant ses périodes de déconnexion. Il fixe à 12 heures continues le temps minimal de déconnexion pour un jour de travail. Un nouveau pas est franchi le 11 septembre 2022, avec l'approbation par le Congrès péruvien de la réforme sur le télétravail, et l'instauration d'un temps de « déconnexion numérique ».
Irlande
S'inspirant du modèle français, le gouvernement irlandais a mis en place un « Code de bonnes pratiques » pour réguler les relations entre employeurs et employés. Ce Code, en vigueur depuis avril 2021, entérine le droit à la déconnexion des salariés après la journée de travail.
Portugal
Depuis novembre 2021, un employeur a l'interdiction de contacter ses employés en dehors leurs heures de travail. Il risque jusqu'à 9690 euros d'amende en cas d'infraction. La loi portugaise est l'une des plus sévères en la matière.
Allemagne
En Allemagne, pas de loi formelle, mais des négociations au sein des entreprises. La question de la disponibilité du salarié et des dérives de l'hyperconnexion n'est pas nouvelle. En Allemagne, le débat a émergé dès la fin des années 90. Depuis 1999, le gouvernement reconnaît que les salariés peuvent refuser tout contact avec leur employeur durant leur arrêt maladie. D'autres dispositions existent, encadrées directement par les entreprises. En 2011, Volkswagen est ainsi la première entreprise à bloquer à ses salariés l'accès aux mails en dehors des heures de travail. En 2016, le livre blanc du ministère du Travail et des Affaires sociales inscrit le principe de la collaboration entre employeurs, société civile et partenaires sociaux, concernant le « travail 4.0 ». Pas de loi donc, mais des conventions collectives négociées entre les acteurs concernés.
Philippines
En janvier 2017, un projet de loi du Code du travail des Philippines veut exiger que les employeurs « établissent les heures où les employés ne sont pas censés envoyer ou répondre à des courriels, messages ou appels liés au travail. » Mais quelques semaines plus tard, le ministre du Travail et de l'Emploi préfère parler de droit des salariés de répondre ou non aux messages de leur employeur. Dans une déclaration officielle, il explique : « Répondre ou ignorer les messages et les e-mails de l'employeur après les heures de travail est un engagement volontaire de l'employé, et celui-ci n'est pas obligé de répondre. Le droit à la déconnexion est un choix de l'employé. »
Belgique
Si la Belgique n'a pas instauré d'interdiction formelle ni de droit à la déconnexion, sa loi du 26 mars 2018 oblige l'employeur à organiser un dialogue sur le sujet. Selon les articles 15 à 17 de ladite loi, charge à l'employeur d'organiser « une concertation au sein du Comité pour la prévention et la protection au travail, à des intervalles réguliers et chaque fois que les représentants des travailleurs au sein du Comité le demandent, au sujet de la déconnexion du travail, et de l'utilisation des moyens de communication digitaux »
Espagne
En 2019, la Loi organique 3/2018 de protection des données personnelles et de garantie des droits numériques entre en vigueur en Espagne. L'article 88 de la loi dispose : « Les salariés et les fonctionnaires auront le droit à la déconnexion afin de garantir, en dehors du temps de travail légal ou établi par un contrat, le respect de leur période de repos, de congés ou de vacances, ainsi que leur intimité personnelle et familiale ».
Canada
Avis partagés au Canada. Le Québec réfléchit. En 2020, Jean Boulet, ministre du Travail du Québec reconnaissait des risques de l'hyperconnectivité des travailleurs, mais ne souhaitait pas interférer entre les négociations des entreprises. Le Québec mise alors davantage sur les initiatives des entreprises, plutôt que sur un cadre strict, qu'il juge trop limitées. Mais en 2023, un groupe de jeunes avocats presse le Québec d'agir, sondage à l'appui. Selon leur enquête, « 7 sondés sur 10 » réclament une intervention du Québec en la matière. Le groupe d'avocats cite en exemple l'Ontario, province canadienne, qui a mis en place un droit à la déconnexion.
Japon
Au Japon, en revanche, les salariés désespèrent de lâcher du leste après le travail. Bien que le gouvernement Kishida martèle son intention de lutter contre les dérives du monde du travail (le karoshi, mort par excès de travail, tue encore entre 300 et 400 travailleurs par an), dans la pratique, tout reste à faire. Dans nombre d'entreprises japonaises, on travaille encore après le travail. Entre les réponses aux mails tardifs et les coups de fil du week-end, difficile de séparer vie personnelle et vie privée.
D'autres États ont instauré un droit à la déconnexion, comme l'Italie (en 2017), le Chili, l'Argentine (en 2020, dans le cadre de mesures sur le télétravail pendant Covid-19). Certains, en revanche, ne voient pas d'un bon œil que l'État intervient dans l'entreprise. Aux États-Unis, le droit à la déconnexion ne semble pas encore à l'ordre du jour. En mars 2018, New York a bien tenté de modifier sa législation pour en introduire un. Mais devant l'accueil mitigé, en première lecture, le projet a été mis de côté.
Travail à l'étranger et hyperconnexion : comment établir des limites ?
Bonne nouvelle si vous travaillez dans un pays qui a instauré un droit à la déconnexion ou qui permet le dialogue avec l'entreprise. On constate cependant que « le naturel » (qui l'est devenu avec le concours des outils numériques) revient vite et pousse de nombreux salariés à toujours rester connectés à leur entreprise. Dans un premier temps, renseignez-vous sur les pratiques de l'entreprise. N'hésitez pas à poser des questions le jour de votre entretien. Si l'entreprise est sensible à la lutte contre l'hyperconnexion, elle a certainement mis en place les mesures nécessaires. Dans le cas contraire, la loi est de votre côté. Vous pouvez ne pas répondre à votre entreprise lorsqu'elle vous contacte en dehors de vos heures de travail.
La position de l'expatrié est parfois délicate, surtout lorsqu'il s'agit de faire valoir ses droits. L'on craint de perdre sa place, d'être rétrogradé ou mal vu par l'employeur… Mais accepter d'être toujours disponible est vite contre-productif. Mieux vaut montrer que vous connaissez la loi. Le problème se pose en l'absence de loi. Dans ce cas, essayez d'aller sur le terrain du travail. Car répondre à un mail professionnel lorsqu'on est censé dormir ou profiter de son week-end est un travail. Tout travail mérite salaire. Si aucun contrat n'organise vos temps de connexion hors travail, vous n'êtes pas obligé de rester connecter. Pour vous protéger, contacter le syndicat de votre entreprise (s'il existe) ou tout autre professionnel de référence. Sollicitez également des juristes spécialisés dans le droit de votre pays d'expatriation.