La santé mentale et la dépression sont des sujets dont on parle de plus en plus depuis quelques années et les expatriés ne sont pas épargnés par ce trouble. Selon l'OMS, cette maladie psychique toucherait 300 millions de personnes dans le monde. À l'occasion de la Journée Mondiale de la Dépression observée le 27 octobre dernier, nous revenons sur les principales causes de dépression chez les expatriés avec le témoignage d'une psychologue.
La dépression chez les expatriés
Dans l'esprit général, l'expatriation est le plus souvent synonyme de joie de vivre et d'épanouissement. Mais ce n'est pas toujours le cas. Le choc culturel, la difficulté de communication, la désillusion et l'éloignement des proches peuvent amener une personne à connaître la dépression dans son parcours d'expatrié. Même chose si l'expatriation n'est pas forcément un choix personnel mais une contrainte, par exemple pour suivre un conjoint ou encore fuir une situation géopolitique difficile.
Chaque individu est différent et ne réagit pas de la même manière à un changement de vie. Lorsqu'une personne, malgré les difficultés rencontrées, tient le coup et ne rencontre aucun trouble majeur, une autre pourrait avoir plus de difficultés et doucement glisser vers la dépression.
Témoignage d'une spécialiste
Pour aider à comprendre ce trouble chez les expatriés, une spécialiste a accepté de livrer son point de vue sur la question.
Elena Nemilova est une psychologue d'origine russe qui exerce en Italie depuis 12 ans, elle est inscrite à l'ordre des psychologues de la région du Latium (Regione Lazio). Elle travaille avec des Italiens naturellement mais, étant donné qu'elle parle russe, elle travaille également avec beaucoup de patients russophones, aussi bien russes qu'ukrainiens et venant d'autres pays faisant partie de l'ex union soviétique, ces pays partageant la même langue. Elle raconte son expérience et partage son point de vue sur ce qu'elle a observé avec ses patients russophones et expatriés.
« Avant d'entrer dans le vif du sujet, il est important de souligner un aspect important : la dépression est un terme clinique qui se réfère à une condition neurophysiologique d'une personne. Il est important de comprendre que la migration, l'expatriation, le changement de pays, comme tout autre changement important dans la vie (par exemple, la maternité, un deuil, un accident, un événement traumatisant), peut rendre une personne plus fragile. Donc le changement de pays pour quelqu'un qui tend à être déprimé provoquera sans doute une dépression plus aiguë.
Dans ce témoignage, je choisis de ne pas parler des cas qui sont déjà affectés de dépression, je parlerai seulement de ceux qui ne souffraient pas de cette condition neurophysiologique (ou qui n'ont jamais déclaré en souffrir) avant de changer de pays. Donc de personnes qui fonctionnent bien, intégrées socialement, qui vivaient une vie satisfaisante du point de vue relationnel, professionnel et individuel. Je parlerai des personnes dites “normales" (un terme qui ne devrait pas être utilisé, mais qui l'est dans le langage commun).
Ce que j'ai observé pendant toutes ces années, c'est qu'avant février 2022 (quand a éclaté la guerre en Ukraine), les personnes russophones qui venaient en Italie, le faisaient par choix. Elles venaient pour se marier, pour changer de travail, pour simplement s'expatrier dans un nouveau pays, dans tous les cas (du moins ceux que j'ai eu l'occasion de suivre) il s'agissait d'une décision libre et non d'une obligation de partir. Les voyages étaient aussi plus simples, moi qui suis originaire de St Pétersbourg, je choisissais une date, achetais mon billet d'avion et j'étais chez moi en 3 heures environ. Il n'y avait aucun sens de la contrainte.
Mais à partir du moment où quelqu'un est contraint à quitter son pays, comme il se passe depuis ces deux dernières années dans les pays de l'ex union soviétique, où beaucoup viennent ici car ils n'ont pas d'autre choix, l'apparition d'une humeur dépressive est devenue beaucoup plus fréquente malheureusement. Je dirais que dans 100 % des cas, ceux qui doivent changer de pays par obligation et non par choix seront amenés à affronter la dépression.
La dépression est due sans aucun doute au changement des habitudes quotidiennes sur tous les aspects : communication avec la population locale, le manque de la langue, le temps d'adaptation qui doit être accéléré d'une manière incroyable, les modalités de fonctionnement des institutions italiennes qui sont extrêmement différentes de celles que mes patients russophones connaissaient. Les personnes rencontrent des problèmes importants aux postes de police, dans les tribunaux, à la mairie, etc. Tout cela cause un sentiment de non-acceptation, de désespoir, tristesse, anxiété, pensées intrusives, pensées obsessionnelles et colère envers le pays qui semble ne pas vouloir les accueillir.
Concernant les signes de la dépression, je parlerais plus d'humeur dépressive, il s'agit de différents signes cliniques. En premier on retrouve le changement du cycle du sommeil : la personne commence à dormir trop ou plus du tout. La plupart des patients connaissent ce problème avec le sommeil qui porte plus tard à la condition de fatigue chronique et commencent de ce fait à perdre en concentration et faire des erreurs qu'ils n'auraient pas faites avant. De plus, on retrouve une perte de la motivation de faire des activités qui donnaient du plaisir avant (ex : dessiner, se promener, lire…). La concentration sur ces choses devient difficile à cause des préoccupations, des angoisses, de l'état d'agitation dans lequel le patient se trouve. Tout cela conduit à rallonger le temps d'adaptation et d'intégration au nouveau pays.
L'un des symptômes auquel il est important d'être très attentif est l'aplatissement général des émotions, malheureusement les personnes qui vivent dans un état d'agitation le prennent comme un bon signe car au bout d'un moment, elles commencent à ne plus sentir les émotions négatives comme la colère ou l'anxiété, mais par conséquent les émotions positives également comme la joie, excitation, positivité et curiosité. Les personnes dépressives sont contentes de cet aplatissement général des émotions car elles perçoivent moins de souffrance. Malheureusement ces détails deviennent pertinents d'un point de vue clinique. Ce symptôme devrait vraiment attirer l'attention des gens envers leur propre santé mentale.
À partir du moment où une personne change de pays, elle perd le plus souvent le cercle habituel de ses amitiés, ou du moins des personnes avec qui elle se confronte au quotidien. Et là apparaît l'importance du contexte social car en temps normal, une personne dépressive ne s'en rend pas compte toute seule mais ce sont les personnes autour d'elles qui commencent à poser des questions comme “Comment ça se fait que tu ne viennes plus aux rencontres ?”, “Pourquoi tu ne viens plus à manger une pizza avec nous ?”, “Pourquoi es-tu toujours en retard au travail ?”. En général, c'est le cercle social qui fait comprendre à une personne que quelque chose ne va pas car elle ne s'en rendra pas compte d'elle-même. Dans ce contexte, imaginons une personne qui vient de s'expatrier et perd de ce fait son cercle d'amis habituel, ses collègues de travail, ou encore le médecin traitant par exemple. Elle perd tous les contacts quotidiens qu'elle avait avant. De ce fait, il n'y a personne qui dira “Écoute, ça fait 3 jours que tu n'as pas pris de douche”, “Tu ne sors plus de chez toi le week-end”, ou pire “Tu ne sors plus du lit”. Il n'y a personne qui signale le changement négatif du comportement et c'est un gros problème pour reconnaître que l'on en a un.
L'une des suggestions que l'on devrait donner à n'importe quelle personne qui s'expatrie est de s'intégrer le plus rapidement possible dans n'importe quel groupe social. Certains disent que ces groupes sociaux devraient être ceux de compatriotes, donc par exemple une personne russe devrait trouver un groupe de Russes. D'autres, comme moi, conseillent plutôt dans un contexte social local de manière à s'intégrer rapidement dans la société dans laquelle on vit. En Italie il est peut-être plus difficile de le faire car il y a la question de la barrière de la langue. Mais dans tous les cas, le conseil qui devrait être donné à n'importe quelle personne qui change de pays est de maintenir le cercle social d'appartenance, mais aussi d'être en contact avec les personnes qui peuvent vous observer, disons de manière stable. Ça peut être de nouveaux amis, trouver un travail en présentiel, un contexte dans lequel les gens pourront s'apercevoir que quelque chose ne va pas et le signaler à la personne concernée.
La communication sociale est extrêmement importante à l'étranger car cela donne l'idée à travers les autres de savoir comment on va réellement et offre la possibilité de parler de ses propres sentiments, préoccupations, émotions, l'évolution de la vie en général. Tout ça sera la base pour développer sa propre santé mentale et l'intégration socioculturelle, mais aussi pour guérir d'éventuels troubles mentaux qui peuvent émerger. Je répète, ils peuvent émerger malheureusement sans que la personne concernée ne s'en aperçoive.
Pour finir, je voudrais souligner que le changement de pays comme tout autre grand changement dans la vie de quelqu'un ne comporte pas nécessairement des troubles mentaux. Mais étant un bouleversement important, cela devrait demander une orientation spécifique. Par exemple, il est devenu très commun d'informer les nouvelles mamans qu'avoir un enfant est quelque chose de très bouleversant, même chose envers les personnes qui perdent un parent. Il existe une réelle sensibilisation pour ces sujets, que de grands changements peuvent parfois provoquer des troubles. Mais il est aussi important de savoir que cela n'arrive pas toujours et que des changements peuvent être des points d'évolution. Une personne peut découvrir de nouvelles qualités de sa personnalité qu'elle ne connaissait pas jusque-là. En effet, les personnes peuvent découvrir qu'un moment de difficulté peut devenir par la suite un facteur d'évolution personnelle.
Mon conseil est d'inviter les personnes à considérer la possibilité de consulter un spécialiste pour éviter la venue de troubles et difficultés psychologiques, mais aussi pour normaliser l'expérience qu'ils vivent et de découvrir que ce ne sera pas nécessairement difficile et déprimant. Mais aussi seulement pour apprécier le fait qu'il n'y a pas de problème et que ce changement de pays sera merveilleux et une opportunité pour grandir. »